- ANTHROPOLOGIE HISTORIQUE
- ANTHROPOLOGIE HISTORIQUELE SUCCÈS de la nouvelle étiquette «anthropologie historique» chez les historiens n’a d’égal aujourd’hui que l’imprécision de sa définition. S’il s’agit de franchir une nouvelle étape dans le cheminement interdisciplinaire que les fondateurs des Annales proposaient à la recherche historique: à savoir la rencontre de l’histoire et de l’ethnologie, pourquoi choisir le terme d’anthropologie et non d’ethnologie historique? On peut expliquer cette préférence par la conjoncture dans laquelle s’inscrivait la rencontre des deux disciplines: les historiens se sont brusquement mis à l’écoute de l’ethnologie au moment où celle-ci, fortement renouvelée et revivifiée sur le plan théorique par les travaux de Claude Lévi-Strauss et de son école, adoptait le terme anglo-saxon d’anthropologie sociale.Question de mode et de vocabulaire. Mais les historiens sont bien placés pour savoir qu’une mode exprime toujours plus qu’elle-même. Pendant longtemps, le terme d’anthropologie a été réservé en France à l’anthropologie physique, c’est-à-dire à l’étude des variations dans l’espace et dans le temps des caractères physiques de l’homme: cette acception première survit dans les préoccupations des historiens. Ce qu’ils recherchent à travers la démarche descriptive et totalisante de l’anthropologie, ce sont, entre autres, les formes d’articulation que révèle l’analyse historique entre la dimension biologique et la dimension sociale. Cet élargissement du territoire de l’historien à des domaines que l’on pouvait considérer comme difficilement «historicisables», tels que les habitudes alimentaires, la vie biologique, les comportements familiaux, etc., n’est pas un phénomène radicalement nouveau. C’est une redécouverte.Les deux conceptions de l’histoireOn a appelé Hérodote le «père de l’histoire» mais on aurait pu l’appeler également le «père de l’ethnologie», car dans son «Enquête» sur les guerres médiques il commence par décrire les coutumes des Lydiens, des Perses et des Égyptiens. Sans remonter si loin, on peut dire que deux conceptions de l’histoire coexistent avec des fortunes diverses à toutes les étapes de l’historiographie française. L’une, plus analytique, attachée à retracer l’itinéraire et les progrès de la civilisation, s’intéresse aux destins collectifs plus qu’aux individus, à l’évolution des sociétés plus qu’aux institutions, aux usages plus qu’aux événements. C’est celle qui s’exprime, aux XVIe et XVIIe siècles, chez Pasquier, La Popelinière ou Bodin, qui s’affirme dans les œuvres historiques les plus importantes des Lumières et qui domine encore l’historiographie romantique. L’autre, plus narrative, plus proche des lieux du pouvoir politique, se préoccupe avant tout de reconstituer la genèse des institutions et des conflits. C’est celle des grands chroniqueurs du XVe siècle mais aussi des grandes entreprises d’érudition de la fin du XVIIe siècle (en particulier celle des bollandistes).Il serait hors de notre propos de suivre dans le détail l’affrontement de ces deux conceptions et le triomphe tardif – à la fin du XIXe siècle – d’une histoire événementielle et positiviste, rivée aux sources écrites de caractère officiel et à l’étude des acteurs et des institutions qui composent la vie publique.Bornons-nous à mentionner les deux raisons principales, à nos yeux, de ce succès: d’une part, l’enrôlement progressif des historiens au service de l’État par une série de prestations réciproques; depuis la fin du XVIIe siècle, en effet, l’État constitue des fonds d’archives publiques et favorise l’érudition historique dans la mesure où le passé est pour lui une sorte de légitimation politique; d’autre part, la volonté particulièrement nette, dans la seconde moitié du XIXe siècle, au moment où triomphe le scientisme, d’affirmer le caractère scientifique de la recherche historique en lui imposant des méthodes conçues sur le modèle des sciences expérimentales.C’est contre un tel rétrécissement du champ d’observation de l’histoire, contre une vision centralisée du devenir historique, et donc de la société, que s’est formée l’école des Annales . En incitant les historiens à sortir des chancelleries et des assemblées parlementaires pour aller étudier «en direct» les groupes sociaux, les structures économiques, les fondateurs des Annales n’entendaient pas simplement reprendre pied sur des secteurs en friche du domaine historique; ils voulaient rompre avec une approche élitiste et métonymique de la réalité sociale qui étudie les groupes à travers les chefs et l’activité d’une société à travers la politique qu’on veut lui appliquer.Une démarcheL’anthropologie historique, telle qu’elle se développe aujourd’hui, peut être considérée comme un approfondissement du programme des Annales . Elle est à l’intersection des trois axes principaux que Marc Bloch et Lucien Febvre désignaient aux historiens: l’histoire économique et sociale, l’histoire des mentalités, les recherches interdisciplinaires. Une grande partie de l’œuvre de Marc Bloch, et en particulier Les Rois thaumaturges , Les Caractères originaux de l’histoire rurale française , La Société féodale , est d’inspiration anthropologique.Si l’histoire des formes de la vie quotidienne est en principe de son ressort, peut-on dire que l’abondante compilation d’A. Franklin, La Vie privée autrefois: mœurs, modes, usages des Parisiens du XIIe au XVIIIe siècle , est une œuvre d’anthropologie historique? Franklin nous rapporte mille détails curieux, glanés dans les sources les plus dissemblables, mais ce qu’il appelle la vie privée n’est là que pour servir de décor à la «grande histoire», celle des guerres et des intrigues de cour, pour lui donner une allure plus familière et plus vraisemblable.Dans Vie matérielle et capitalisme , Fernand Braudel aborde, à l’échelle du monde pré-industriel, l’histoire de l’habitat, du costume, de l’alimentation, etc. Mais alors que Franklin n’offrait qu’un répertoire historique des objets de la vie quotidienne, l’ouvrage de Braudel est un livre d’anthropologie historique: il décrit la manière dont les grands équilibres économiques, les circuits d’échanges créaient et modifiaient la trame de la vie biologique et sociale, la manière dont, par exemple, le goût s’habituait à un produit alimentaire nouveau. Adaptant l’appellation ancienne d’« histoire des mœurs», on pourrait dire que l’anthropologie historique est l’histoire des habitudes: physiques, gestuelles, affectives et mentales.L’adoption de sources sérielles au lieu de sources narratives ne transforme pas nécessairement l’histoire de la vie matérielle en histoire anthropologique. Si elle utilise des séries de prix ou des actes notariés, elle se transforme en histoire économique et sociale; si elle utilise les registres paroissiaux ou l’état civil, elle débouche sur la démographie historique. Les sources sérielles réclament pourtant certains types de traitement – en particulier l’analyse statistique – qui peuvent faire naître une réflexion anthropologique. Comme l’ethnologue, l’historien peut utiliser l’effet de distance qu’il tire du caractère non construit de ces données brutes pour se dégager de ses propres catégories, et retrouver au-delà de la réalité les mécanismes et la logique qui expliquent une conjoncture ou une évolution donnée. Une telle démarche, indispensable pour les sources sérielles qui ne proposent en elles-mêmes aucune représentation construite de la réalité, peut fort bien être appliquée aux sources qualitatives ou littéraires. Elle consiste à délaisser le contenu manifeste – ce que les textes sont censés rapporter – pour dégager la logique implicite qui donne au discours sa cohésion.Un bon exemple de cette démarche est fourni par le livre de Marc Bloch, Les Rois thaumaturges , qui a tracé la voie et reste un des modèles de l’anthropologie historique. Quoi de plus classique, à première vue, que l’histoire des insignes de la royauté en France et en Angleterre, en particulier des couronnements? Mais les spécialistes, même ceux qui se sont intéressés au caractère religieux du pouvoir royal, ont négligé une des dernières étapes de la cérémonie (en général au moment où le souverain, ayant été sacré, sortait de la cathédrale) lorsque le roi exerçait un pouvoir guérisseur, rite que les témoignages tardifs tenaient pour folklorique.Car cette particularité du cérémonial – propre aux monarchies françaises et anglaises – qui s’est maintenue fort longtemps (en France jusqu’au sacre de Charles X, en plein XIXe siècle) témoigne de la dimension magique que revêt l’image royale dans les représentations collectives. Il n’est pas question, bien évidemment, d’identifier le roi de France ou le roi d’Angleterre à ce rôle rituel de sorcier-guérisseur. Mais le rappel d’une fonction originelle ou mythique dans le cérémonial révèle une structure latente dans les modes de représentation du pouvoir: par ce geste, le souverain affirme symboliquement, et en même temps matériellement, le caractère sacré de son pouvoir, complément de légitimité indispensable, même pour une société fondée sur le droit et sur des principes rationnels.L’anthropologie historique n’a donc pas de domaine propre; tous les sujets qu’elle aborde, qu’il s’agisse de la guérison des écrouelles par le roi, de la pratique de la jachère dans la France du XVIIIe siècle ou de la diffusion des méthodes contraceptives, appartiennent à d’autres secteurs de l’histoire: l’histoire des institutions, l’histoire des techniques, la démographie historique. Elle est avant tout une démarche, un effort pour relier l’évolution d’une institution, d’un type de consommation, ou d’une technique à sa résonance sociale et aux comportements qu’elle a engendrés ou modifiés. Une telle démarche peut sembler plus proche du Zusammenhang («mise en relation») de la méthodologie allemande que de l’histoire totale préconisée par Lucien Febvre. En réalité, elle correspond à une formule réduite de totalisation, plus praticable que celle dont rêvait Febvre, mais héritière du même esprit.Le contenuL’anthropologie historique bénéficie désormais des nouvelles méthodes et des nouvelles problématiques, comme c’était le cas pour l’histoire économique et sociale dans les années cinquante. L’évolution du contenu de la revue des Annales montre clairement ce déplacement théorique. Dans le foisonnement des travaux historiques qui se placent sous le signe de l’anthropologie, on peut distinguer quatre regroupements principaux: les recherches qui se rattachent à l’anthropologie matérielle et biologique (ce sont en particulier l’histoire des habitudes alimentaires, des modes d’habitation, l’histoire des attitudes à l’égard du corps et du milieu biologique), celles qui se rattachent à l’anthropologie économique (diffusion des techniques agricoles, mécanismes de l’économie paysanne, consommation ostentatoire dans les sociétés archaïques, comme les sociétés antiques ou médiévales), celles qui se rattachent à l’anthropologie sociale (structures et comportements familiaux, organisation des relations de parenté et leur place dans la vie sociale), celles qui se rattachent enfin à l’anthropologie culturelle (croyances, formes de la religion populaire, culture folklorique et systèmes de représentation sous-tendant les pratiques sociales, en particulier les comportements politiques).Il serait vain de vouloir présenter ici l’ensemble de ces recherches. Des articles spécifiques sur l’histoire de l’alimentation, de la famille, de l’enfance, de la mort le feront plus amplement.Pour donner une idée de l’étendue et de la complexité du champ couvert par l’anthropologie historique, nous nous bornerons à évoquer un secteur de recherches particulièrement prisé des historiens depuis les années soixante-dix, où se rencontrent les phénomènes biologiques et les normes culturelles, et où l’anthropologie se présente avec ses deux visages: sous sa définition ancienne, avec l’étude des caractères physiques et de leur transformation; et sous sa définition récente, avec l’étude des systèmes culturels et de leur évolution.Éléments pour une histoire du corpsLes recherches des historiens sur l’évolution des caractères physiques ont été longtemps paralysées par une sorte de doute théorique. Le corps est-il objet d’histoire? Faut-il voir dans les transformations physiques des populations une forme de changement social?Les recherches menées par Emmanuel Le Roy Ladurie et un groupe de chercheurs du centre de recherches historiques de l’École des hautes études en sciences sociales, à partir des dossiers anthropométriques des conscrits, ont révélé une augmentation régulière de la taille des Français depuis un siècle. Ce résultat, dû à la diminution du nombre d’hommes de petite taille, paraît avoir un rapport avec le progrès de l’économie et des conditions de vie: dès le milieu du XIXe siècle, la taille est plus élevée dans le nord et l’est de la France, c’està-dire dans les zones les plus développées. Elle croît à mesure qu’on s’élève dans l’échelle sociale et que le niveau d’instruction est plus haut. Le régime alimentaire des premières années, mais aussi d’autres éléments du mode de vie qu’un individu a connu pendant son enfance, en particulier son éducation, peuvent agir sur son développement physique. Les statistiques font apparaître nettement, trop nettement peut-être, une évolution conjointe de la taille et du bien-être. Mais cette sensibilité à l’environnement socio-économique est-elle compatible avec les mécanismes rigides et clos sur eux-mêmes de la transmission des caractères héréditaires?Les études sur l’histoire de la morbidité invitent à mettre en doute les interprétations soit purement biologiques, soit purement socio-économiques. À propos des «crises de mortalité» de l’Europe pré-industrielle, les travaux pionniers de Jean Meuvret et de Pierre Goubert ont montré, à partir d’un parallélisme assez net entre les courbes des prix des grains et les courbes de mortalité, un enchaînement infernal dans la société d’Ancien Régime entre la mauvaise récolte, la hausse des prix, la famine et l’épidémie. Les épidémies ne feraient qu’aggraver les catastrophes socio-économiques. Le milieu microbien ne deviendrait mortifère que lorsque la sous-alimentation aurait affaibli la population, la privant de ses défenses. Si l’aléa climatique reste la cause de ces crises, la responsabilité historique revient à la société qui bâtit son propre destin biologique à travers les contradictions de son système économique.Par son anthropocentrisme, ce schéma avait tout pour séduire l’historien. Mais s’il est vrai que la France s’est libérée presque en même temps de la peste et des grandes famines cycliques (la dernière grande famine est celle du terrible hiver 1709, la dernière grande peste a ravagé Marseille et une partie de la Provence en 1720), de nombreuses épidémies se sont répandues sans le concours d’aucune mauvaise récolte. Selon l’hypothèse d’une histoire purement biologique des maladies infectieuses élaborée par M. D. Grmek, telle maladie, virulente pendant une certaine période, aurait reculé ensuite, non pas vaincue par les hommes, mais chassée par une autre: la tuberculose aurait ainsi remplacé partiellement la lèpre en Europe. L’unification biologique du monde est postérieure à la découverte de l’Amérique, comme l’a démontré E. Le Roy Ladurie.On peut concevoir une histoire naturelle des épidémies, mais il serait inconcevable de ne pas prendre en compte, pour l’étude d’un phénomène épidémique, l’enjeu social et les formes de relations au corps que traduisent pour chaque époque les comportements biologiques. Ainsi, les conduites hystériques, au sens psychiatrique du terme, celles que Charcot traitait encore au début du siècle à la Salpêtrière, avaient disparu dans nos sociétés industrielles, sauf sur leurs franges archaïques. Alors que le système économique valorise l’organisation, l’épargne et le rendement, les comportements doivent faire preuve d’une plus grande discipline, d’une économie du corps. Le conformisme garantit l’homogénéité et la flexibilité du tissu social.En revanche, comme l’a bien analysé, à propos des camisards, E. Le Roy Ladurie, les paysans et les classes populaires urbaines du XVIIe siècle, sous l’emprise d’un modèle religieux ascétique et répressif, recourent encore volontiers à un langage somatique, quand il leur faut résoudre une situation d’angoisse ou de conflit. Norbert Elias a émis, dans un livre déjà ancien mais tardivement traduit en français, une hypothèse expliquant l’évolution des relations au corps dans la civilisation européenne. L’occultation et la mise à distance du corps traduiraient au niveau de l’individu la tendance au remodelage du corps social imposée par les États bureaucratiques; relèveraient du même processus la séparation des classes d’âge, la mise à l’écart des déviants, l’enfermement des pauvres et des fous ainsi que le déclin des solidarités locales.
Encyclopédie Universelle. 2012.